De : proletaires degauche
A Frederic Lordon
Intellectuel de gauche
Journaliste de gauche
Chercheur de gauche
Copie à : ensemble des « intellectuels » auto-proclamés du Monde Diplo et d'Attac et autres.
Cher Monsieur Lordon,
C'est avec un étonnement certain, que nous avons lu votre récente tribune intitulée « Conspirationnisme, la paille et la poutre ». Si nous avions été du genre Indignés, nous vous le disons sans ambages, nous aurions été indignés.
Le titre nous avait alléché : eu égard aux errements récents du Monde Diplomatique et de l'extrême-gauche souverainiste, nous pensions qu'il s'agissait d'une auto-critique. Il y avait en effet matière à un article aussi long que celui que vous avez rédigé. Vous auriez commencé par dire qu'il ne suffisait pas de blâmer les gens qui succombent aux sirènes du conspirationnisme d'extrême-droite, dans la mesure où la plus grande faute venait bien évidemment des intellectuels , des experts et des journalistes étiquetés « gauche alternative » qui avaient diffusé et repris des thématiques conspirationnistes et néo-fascistes dans leur propre presse.
Rien qu'avec Le Monde Diplo, vous aviez du lourd : par exemple Alain Gresh prenant la plume pour faire de la publicité à Paul Eric Blanrue, présenté par Faurisson comme son successeur, les conférences des Amis du Monde Diplo avec comme invité d'honneur Etienne Chouard, passé depuis longtemps à la mouvance souverainiste d'extrême-droite et qui accueille des néo-nazis sur son mur Facebook.
Au vu de vos nombreuses activités dans la sphère souverainiste « de gauche », vous auriez pu élargir : par exemple, vous appartenez au collectif des Economistes aterrés, auquel collabore également Thomas Coutrot. Ce dernier participera en septembre à un colloque organisé par René Balme , le maire de Grigny, et sera également présent le président d'ATTAC Pierre Khalfa. Cet élu anciennement du Parti de Gauche, soutient officiellement l'association d'extrême-droite Reopen 911, à qui peut être légitimement attribuée une bonne part de la diffusion des thèses antisémites et complotistes à grande échelle depuis dix ans. Monsieur Balme publiait également de la propagande négationniste sur son site Oulala.net.
Votre camarade Coutrot se vautre donc dans la collaboration la plus ouverte qui soit avec un rouge-brun, comme d'autres avant lui.
Nous comprenons que tous ces épisodes, témoignant au mieux d'un niveau hallucinant d'aveuglement et de crétinerie de la part des « experts » du Diplo et autres figures de la gauche souverainiste, au pire d'un accord quasi-total des mêmes avec les thèses les plus absurdes et les plus dangereuses qui soient, vous gêne quelque peu aux entournures. Surtout depuis que ces épisodes ont été médiatisés à une échelle assez large, alors que leur dénonciation par des militants de base était jusque là restée assez confidentielle.
Mais ce n'est pas une raison pour mettre les turpitudes de vos amis et collègues sur le dos des autres.
C'est pourtant bien ce que vous faites dans votre texte, où sans honte aucune, vous attribuez au « peuple » et à la « plèbe » la responsabilité de l'essor du conspirationnisme. Autant vous dire , qu'en tant que membres lambda de la plèbe, nous ne comptons pas payer pour vos conneries, quand bien même le cadeau empoisonné que vous cherchez à nous offrir est enrobé de flatteries paternalistes et étayé par des citations de Spinoza.
Ainsi donc, comme Spinoza vous pensez qu' « Il n’est pas étonnant que la plèbe n’ait ni vérité ni jugement, puisque les affaires de l’Etat sont traitées à son insu, et qu’elle ne se forge un avis qu’à partir du peu qu’il est impossible de lui dissimuler.
Vous ajoutez à propos du conspirationnisme « au lieu de voir en lui un délire sans cause, ou plutôt sans autre cause que l’essence arriérée de la plèbe, on pourrait y voir l’effet, sans doute aberrant, mais assez prévisible, d’une population qui ne désarme pas de comprendre ce qu’il lui arrive, mais s’en voit systématiquement refuser les moyens .
Et vous en appelez donc à la « charité intellectuelle », envers les masses plébéiennes incultes mais pleines de bonne volonté .
Il y a juste une petite chose qui manque dans votre raisonnement plein de bonté à l'égard de ce prolétariat si bête, mais qui ne le fait pas exprès. A aucun moment de votre texte, vous n'apportez un quelconque élément qui tendrait à prouver que le conspirationnisme imbécile ( car il y en aurait un intelligent, le vôtre, mais nous y reviendrons ensuite ) émanerait de la plèbe.
Et pour cause, ce n'est pas le cas.
Le mythe du complot juif, sioniste, franc-maçon, eurabien, peu importe trouve ses racines depuis toujours dans certains cercles de la bourgeoisie : le Protocole des Sages de Sion émanait de la police des tzars, et un siècle plus tard, ce sont conjointement des républicains d'ultra-droite, des dictateurs d'Amérique du Sud , du Moyen-Orient, de Russie ou des intellectuels bourgeois d'extrême-droite traditionnelle qui les réactualisent et les diffusent à très grande échelle.
Et à gauche, cher Monsieur, ce n'est certes pas dans une section syndicale ou dans un collectif de chômeurs et de sans-papiers que des individus et des groupes ont embrayé depuis plus de dix ans sur la propagande fasciste : Bricmont, Gresh , Collon ne sont pas des ouvriers ou des employés.
Reopen 911, à la base a été crée par des jeunes surdiplomés membres notamment des Verts, pas par des syndicalistes en lutte de chez Mc Donalds.
Le conspirationnisme soit-disant antisystème n'est pas l'idéologie souterraine et marginalisée que vous décrivez, et ses relais médiatiques et politiques sont immenses et ne concernent pas uniquement sa version libérale que vous dénoncez à juste titre : Marion Cotillard, Bigard, Christine Boutin qui ont défendu les thèses les plus délirantes sur le 11 septembre ne sont pas des « exclus ».
Meyssan, lui-même, à l'origine a profité d'une surexposition médiatique énorme à l'époque de la publication de L'effroyable Imposture. Même Soral ou Dieudonné , pour ne citer qu'eux sont invités chez Taddei ou Bourdin.
Bien des syndicalistes, des militants de base aimeraient subir un tel ostracisme !
Le conspirationnisme est donc bien une idéologie créée par la classe dominante et propagée par cette même classe dominante. Ce n'est pas du tout une réaction du « peuple » ou des prolétaires à la base.
Que le poison conspirationnisme ait aussi contaminé les réflexions des prolétaires et de leurs organisations, ça par contre, c'est une réalité.
Mais la faute à qui ?
Il suffit de lire votre article pour le savoir.
Après avoir attribué aux cons de pauvres que nous sommes certains excès du conspirationnisme, le second objectif de votre article consiste donc à dire qu'il y aurait un autre conspirationnisme, un vrai, un intelligent, un de gauche, le vôtre.
La preuve, il y a des complots que personne ne peut nier, dites-vous et vous voilà tout fier de sortir de votre chapeau un exemple prétendument probant : cinq grandes banques d'affaires se sont entendues pour obtenir quelque chose à la Bourse et elles ne l'avaient pas annoncé publiquement !
Non, sérieux, quel truc de fous ! Donc il y a des bourgeois et des patrons pour avoir des stratégies communes et ne pas les dévoiler partout ? Ils discutent ensemble pour faire plus de profits et faire pression sur les politiques ?
En voilà une découverte...il fallait bien aux masses ignares, l'appui d'intellectuels tels que vous pour prendre conscience de cette extraordinaire et surprenante réalité.
On va vous en apprendre une autre : figurez-vous que dans n'importe quelle boîte bien française, fabriquant par exemple des conserves de carottes, le patron discute assez souvent avec la maîtrise pour essayer de tirer le maximum de productivité de ses employés , et le minimum de résistance aux cadences. Et ben, ces discussions ils ne les rendent pas publiques. Pire, il leur arrive également d'organiser des réunions avec des patrons de boite qui fabriquent des conserves de haricots verts pour mettre en commun leurs idées concernant l'exploitation maximale, et ils ne le disent pas non plus, même au délégué de la CFDT.
Encore plus étonnant : quand des salariés de ces mêmes boîtes décident de préparer une bonne petite grève des familles, ils ne font pas de compte-rendu de chaque réunion préparatoire au patron.
Donc tout le monde complote ? Oui, évidemment.
Mais ce constat n'a absolument rien à voir avec les présupposés du conspirationnisme : celui-ci ne consiste pas à dénoncer la stratégie complotiste en général, mais à prôner l'existence d'une conspiration ultime qui expliquerait l'ensemble des phénomènes sociaux et de la domination .
Dis moi qui tu dénonces, je te dirai qui tu veux épargner, pourrait être la base de l'analyse critique du conspirationnisme.
On peut d'ailleurs très facilement le faire avec votre texte en prenant les institutions , les personnes et les idéologies que vous désignez comme complotant contre le bien-être des « peuples ».
Vous parlez des banques américaines, des institutions européennes, des politiciens libéraux, des institutions et des organisations supranationales. Vous évoquez comme résultat de leurs intrigues soit des textes européens , soit des lois françaises comme la loi de 73 qui ont effectivement transféré une part de la souveraineté des Etats bourgeois .
Par contre, il n'y a rien sur le MEDEF, rien sur les politiciens nationalistes et les politiques protectionnistes toujours favorables aux patrons du cru et désastreuses pour les salariés et l'ensemble de la population. Avec vous, le mal vient toujours de l'étranger, le capitalisme est mauvais seulement quand il est internationalisé et financier.
A parcourir les articles de votre blog, on n'entend parler que de cela : la finance, la finance, la finance, l'Europe, la finance, la finance, la finance.
Et de nous abreuver de mécanismes complexes, de stratégies multiples orchestrées à Bruxelles et Washington et relayées naturellement par nos « politiciens néo-libéraux », simples valets des « spéculateurs » .
Oh sans doute avez-vous raison, on ne nous dit pas tout sur les complexes calculs capitalistes . Et après ?
Oui, et après ? Ce que l'on sait, ce que l'on ne nous cache nullement ne serait-il pas suffisant pour lutter et trouver les outils adéquats pour la lutte ?
Le conspirationnisme ne pose en effet jamais cette question du savoir existant, savoir qui découle du vécu de chaque prolétaire, l'extorsion permanente de sa force de travail dans le rapport salarial ordinaire.
Nous avons derrière nous deux cent ans au moins de lutte des classes mondiale et mondialisée : quelles que soient les formes particulières qu'ait pris le capitalisme, le rapport social qui est à sa base n'a jamais changé. Le colosse aux pieds d'argile est toujours le même, et chacun d'entre nous, lorsqu'il fait grève, lorsqu'il bloque la production par divers moyen, prend conscience à l'échelle locale, nationale ou internationale de son infinie fragilité. Chacun dans les moments de rupture sociale qu'incarne l'acte le plus infime de la lutte de classe se rend compte de la puissance collective à laquelle il peut participer. Demain, si les prolétaires du monde entier le veulent, c'en est fini du capitalisme .
Cette réalité là s'appelle la conscience de classe. Et la formidable épopée du mouvement ouvrier des siècles passés, épopée qui a réuni des millions d'hommes et de femmes qui n'en savaient pas plus que nous et même beaucoup moins sur les régulations du marché et les mécanismes bancaires démontre que certes, le savoir est une arme, mais pas n'importe lequel.
Ce dont nous avons besoin c'est d'un savoir vivant et autonome, sur l'histoire de nos luttes, sur l'organisation concrète de la production et de l'exploitation salariale, sur la manière dont la résistance s'organise partout et tout le temps.
Vous êtes vous seulement demandé pourquoi, sur la loi de 73 ou sur les grands scandales bancaires, l'on trouve des articles somme toute aussi détaillés et complets sur Fdesouche que sur le Monde Diplomatique ou chez ATTAC ?
Non, ce n'est pas parce que les fascistes récupèrent ce qui serait à la base utile au camp des progressistes et de la lutte des classes.
C'est parce qu'au mieux, cela ne sert à rien et qu'au pire, malheureusement concrétisé , cela sert les intérêts du camp adverse, de deux manières.
Tout d'abord, cela permet de détourner la colère et l'énergie contre des cibles inaccessibles et symboliques : en cela le Front de Gauche , que vous soutenez, a réellement fait des miracles. Combien de rassemblements sans débouché ni dérangements pour la bourgeoisie devant les banques et les agences de notation, quand l'heure était évidemment au développement de mouvements sociaux concrets contre les patrons, à l'action concertée des usagers et des salariés dans les services publics menacés, à la coordination de tous les mouvements existants, non pas pour une centralisation vide d'efficacité, mais dans des stratégies réfléchies comparables à celles qui bloquaient la production pendant le mouvement des retraites.
Et en cette rentrée, c'est reparti pour un tour : vous voilà tous , de la direction de la CGT, à celle de tous les mouvements altermondialistes , et naturellement au Front de Gauche à appeler à centrer les mobilisations autour du vote du traité MES.
Bien sûr, une nouvelle fois, c'est aussi la campagne de rentrée de l'extrême-droite : et des deux côtés de l'échiquier, ça va pétitionner, ça va référender, ça va en appeler à la défense de la Nation menacée par la gouvernance transnationale...et naturellement laisser en paix quasi-totale notre bon patronat local qui de la plus petite PME à la plus grosse boite n'aura pas à craindre de mouvement d'ampleur si l'on ne doit compter que sur l'influence de la gauche « radicale ».
Si l'on était conspirationnistes, l'on dirait qu'au sein d'ATTAC, du Monde Diplomatique et du Front de Gauche, ça complote sec pour nous détourner de la réalité et nous précipiter dans les bras du nationalisme et du souverainisme, impasses mortifères pour les luttes.
Mais nous ne le sommes pas, on se contentera de dire que vous parlez à partir ce que vous savez, à votre niveau de l'échelle sociale : il est parfaitement normal que vous soyez nostalgiques d'un ordre ancien, celui d'un temps ou les souverainistes de gauche avaient l'écoute et le respect de toute la bourgeoisie.
Dans les années 90 et 2000, vous avez été médiatisés, l'altermondialisme régulateur était reconnu comme un « interlocuteur » et une « opposition valable ». Et pour cause, vos tirades appelant à défendre les nations contre le capital international ont eu une utilité certaine , de même que vos focalisations sur la « finance » et le « mondialisme apatride ». Ils ont ouvert les portes aux vieilles thèses conspirationnistes et antisémites dans le mouvement ouvrier.
Aujourd'hui le boulot est fait, et vous ne servez plus à rien : par exemple, en dénonçant la loi de 73 comme un point fondamental de la situation économique actuelle, vous avez fait les trois quarts du boulot pour les fascistes, il leur suffisait de souligner que la banque Rotschild avait soutenu cette loi, et hop, les Rotschild étaient donc spécifiquement et fondamentalement coupables plus que les patrons bien de chez nous.
Vous avez écrit des tartines et des tartines pour démontrer que tout se passait en secret à Bilderberg, aux Diners du Siècle où à Bruxelles, et à cause de vous, une partie des prolétaires s'échine à chercher de prétendus secrets et se perd à désigner des boucs émissaires, quand le plus grave est là sous son nez, dans son usine, dans son quartier dans sa boite, là ou l'on peut changer les choses , tout de suite, maintenant.
Votre « bon » conspirationnisme n'est que le chemin qui mène au mauvais, et réduit au pessimisme paranoïaque et impuissant ceux qui pourraient au contraire réaliser la force collective qu'ils ont potentiellement.
Alors , monsieur devant ce gâchis, ayez au moins la décence de ne pas nous en faire porter le poids.
Et si les « dépossédés » que nous sommes selon vous peuvent se permettre un conseil, consacrez plutôt votre énergie à vous débarrasser des vieux démons du conspirationnisme antisémite qui possède une partie de la gauche française depuis bien longtemps, ce qu'Engels appelait à juste titre « le socialisme des imbéciles », en ciblant non pas les prolétaires , mais les leaders qui déjà à l'époque embrayaient le pas aux pires nationalistes en espérant tirer les marrons du feu.